Le 9 Juin 2007 mourait Sembène Ousmane. Le Sénégal et toute l’Afrique perdaient un grand écrivain, un grand cinéaste qui s’était hissé à la hauteur des plus grands, quand rien ne semblait le prédestiner au destin qui fut le sien. Sembène est son nom de famille et il avait inversé l’ordre habituel, déclarant:

«Je réécrirai mon nom à l’endroit, le jour où les rues de Dakar ne porteront plus de noms français.»

Né en 1923 à Zinguichor, il vit une enfance heureuse près du fleuve qui donne son nom à la Casamance dont la riche nature semble avoir inspiré son roman Ô Pays, mon beau peuple, paru en 1957 et dont la tradition de résistance trouve un écho dans Émitaï, (1971) son film inspiré par la lutte de la reine Aline Sitoe Diatta qui fut déportée «pour incitation à la révolte». Enfant terrible, adepte de l’école buissonnière malgré ses dons certains, en particulier pour la composition française, il ne reste pas longtemps à l’école où il semble étouffer. Mais, fasciné par l’écrit dont lui avait donné le goût un oncle maternel, Abdourahmane Diop, homme de grande valeur qui le marquera durablement. Il est attiré aussi bien par la lecture que par le cinéma; sans moyens, il emprunte les bandes dessinées en vogue à l’époque et n s’arrange pour entrer dans les salles de cinéma sans payer.

Très jeune, il est confronté, à travers les métiers qu’il exerce, tour à tour maçon, mécanicien, à l’exploitation, à la misère, au racisme et observe l’activité syndicale qui se développe. Mobilisé quand la guerre éclate, il découvre la discrimination à l’œuvre dans l’armée coloniale. Cette expérience nourrira plus tard, le film Camp de Thiaroye qui raconte le massacre par l’armée coloniale des tirailleurs revenus de la guerre et qui réclamaient leur solde. À Marseille où il arrive clandestinement, il est embauché comme docker, et partage le sort pénible des ouvriers africains; mais lui peut lire : il fréquente les bibliothèques, et adhérant à la CGT, puis au Parti communiste qu’il quittera en 1960, il participe à toutes les luttes : il a raconté, en particulier, comment les dockers avaient bloqué pendant trois mois le port de Marseille pour empêcher l’embarquement des armes vers l’Indochine. Cette expérience sera transposée dans Le Docker noir (1956).

Un accident de travail le cloue au lit pour une longue période : il découvre alors les littératures du monde. Il constate que la littérature noire est dominée par des non-africains alors qu’il lui paraît fondamental que la littérature africaine se manifeste de façon plus importante car il assigne à la culture une fonction essentielle inséparable de la lutte du peuple africain pour regagner sa liberté.

 il ne peut y avoir de révolution sans culture et le rôle si important de l’artiste est d’essayer «de pousser les hommes à réfléchir sur leurs conditions d’existence, de leur faire comprendre qu’il leur est possible de les améliorer à tout moment»

Il tente de le faire à travers tous ses romans et en particulier dans son œuvre maîtresse, considérée comme un classique, Les Bouts de bois de Dieu qui retrace la très dure grève des cheminots du Dakar-Niger désireux d’obtenir de la Régie du chemin de fer les mêmes droits que les cheminots français et qui arrêtent le travail en octobre 1947. Le roman paraît en 1960, année de l’Indépendance du Sénégal. Sembène a décidé de quitter les organisations auxquelles il appartenait et de retourner en Afrique. Il voyage à travers le continent et rencontre Patrice Lumumba qui le marquera profondément. Ce voyage lui permettra de constater que l’audience de la littérature africaine en Afrique était limitée mais que les cinémas faisaient salle comble. Il décide alors de faire du cinéma pour toucher un plus large public et transformer l’image de l’Afrique comme il avait voulu le faire en décidant d’écrire lorsqu’il lui était apparu que dans ses lectures, «nulle part, on ne voyait l’image d’un Africain responsable de son destin.» Il va donc apprendre le cinéma aux studios Gorki avec deux grands cinéastes soviétiques, Donskoï et Guerassimov. Il n’en abandonne pas la littérature pour autant : en 1961 paraît un recueil de nouvelles, Voltaïque, dont l’une, «La Noire de…», adaptée au cinéma par l’auteur, sous le même titre, remporte plusieurs prix; puis L’Harmattan (1963) pour l’écriture duquel il se lance, comme il le dit «sur les sentiers africains, à dos de chameau, en pirogue, en bateau, en auto et à pied pendant six mois.».

Il poursuit jusqu’à la fin de sa vie, une œuvre dense et riche, attentive à revisiter l’histoire ancienne de l’Afrique comme avec Ceddo (1971) qui doit encourager le public à «réfléchir sur notre propre histoire»; le film interdit par Senghor ne sera visible par le public sénégalais que 5 ans plus tard ou l’histoire plus proche avec, par exemple Camp de Thiaroye dont on a parlé plus haut. Sa production nourrit aussi la réflexion sur le présent comme le montre Guelwaar (1992) dont le scénario sera repris pour l’écriture d’un roman, où il s’attaque violemment aux aides occidentales qui n’aident pas à sortir du sous-développement et aux tensions religieuses qui divisent les villageois.

Cette œuvre si ancrée dans la réalité africaine est aussi un chant à la gloire des femmes dont elle évoque le courage au cœur des difficultés infinies qu’elles affrontent : après avoir évoqué l’héroïsme de leur lutte dans le passé, il entreprend la peinture de ce qu’il appelle «l’héroïsme au quotidien» dans une trilogie dont ne seront réalisés que deux volets : dans Faat Kiné (2000) il s’attaque à la violence de la polygamie et dans Moolaadé (2004) à celle qui est faite au corps des femmes, l’excision.

Ses films, comme ses romans, investis d’une fonction idéologique, veulent participer à la décolonisation des esprits : l’art, obligeant à «se poser des questions», devient un moyen d’action politique.

Ce processus passe par une réflexion sur les langues : la nécessité de s’adresser au public dans la langue qu’il comprend qui l’a décidé à se tourner vers le cinéma sous-tend son action pour la revalorisation des langues et des cultures. Il a crée avec un groupe de collaborateurs un journal en wolof, Kaddu; la réflexion sur la langue apparaît dans les romans, les expressions en wolof ou leur traduction littérale sont nombreuses dans les romans, les titres mêmes des œuvres évoluent – Les Bouts de bois de Dieu ont pour sous-titre «Banti-mam-yalla» – ; Le Mandat, Mandabi en version wolof, est le premier film produit dans une langue africaine; Xala, film bilingue : français-wolof, n’a pas de sous-titres en français et la distribution des langues est significative : la bourgeoisie y parle le français quand le peuple parle le Wolof. Dix ans après sa mort, si son rêve d’évolution par la culture ne s’est pas – pas encore – complètement réalisé, sa lutte pour la dignité de tous, hommes et femmes confondus, objet de fierté, inspire plus que jamais une Afrique confrontée aux nombreux défis du monde d’aujourd’hui.