Simon Njami

Né à Lausanne, de parents camerounais, étudiant à la Sorbonne, écrivain nourri à la prose de Vian et de Faulkner, vivant à Paris, il est le cofondateur de la mythique Revue noire en 1991.

Commissaire infatigable d’expositions partout dans le monde et sur le continent, il vient d’être reconduit à la direction de la Biennale de Dakar 2018. Simon Njami, bientôt trente ans de métier dans ce qu’il refuse de nommer « l’art africain contemporain », éclaire un paysage en pleine ébullition ce printemps parisien. Sa nouvelle proposition « Afriques capitales » au sein du festival de La Villette, 100 % Afriques, (suivie d’un second volet à Lille) vient de s’ouvrir, en même temps qu’Art Paris Art fair au Grand Palais avec un focus africain, et qu’ « Africa Now » aux Galeries Lafayette… Jusqu’au rendez-vous de la Fondation Vuitton fin avril : mais que se passe-t-il donc ?

Le Point Afrique : Jamais l’offre artistique liée à l’Afrique n’a été aussi visible à Paris. Un avènement pour les artistes ? Une fascination ? Une mode ?

Simon Njami : Plutôt un concours de circonstances. L’exposition de La Villette a été décidée au mois de mai dernier à Dakar, pendant la Biennale, et sur une idée de la galeriste parisienne Dominique Fiat. Et je pense que la seule exposition vraiment planifiée au long cours était celle de l’Institut du monde arabe, qui décidait enfin de passer outre le Sahara ! C’est très drôle, car ce feu d’artifice donne une image en trompe-l’œil au final, comme si tout le monde s’était appelé en se disant : « Faisons l’Afrique » ! Ce qui aurait été dommage, car ce qui manque dans ce paysage, c’est une permanence, et non l’événementiel.

Vous dites souvent qu’il n’existe pas d’art africain contemporain, mais des artistes africains, alors pourquoi cette « catégorie » s’est-elle imposée pour ce continent ?

L’Afrique a toujours été sujet ou objet. On parlait d’art nègre, d’art primitif, et on ajoute art contemporain parce que l’Afrique, c’est le cœur de ténèbres, tout le monde a son opinion sur ce continent qui s’est longtemps défini à l’extérieur. Qui peut définir l’homo africanus ? À commencer par moi, né à Lausanne, installé à Paris, Bassa pur jus n’ayant jamais vécu au Cameroun, un pays qui, comme le Congo ou l’Angola, a une histoire particulière qui vous façonne. Se dire africain, c’est une position politique. Tout un continent ne peut pas répondre à une définition, et chaque artiste a son univers : quel rapport entre Pascale Marthine Tayou et William Kentridge ? La grande évolution de l’art contemporain en Afrique, aujourd’hui, est endogène. Des commissaires d’expositions, des gens qui travaillent à la création sur le continent construisent un discours à partir d’eux-mêmes et de l’Afrique dont ils sont issus : des commissaires comme Bisi Silva au Nigeria, Koyo Kouoh au Sénégal, Élise Atangana à Paris, Bonaventure Soh Bejeng Ndikung à Berlin qui travaille pour Kassel. En fait, le monde de l’art, comme le monde en général, est de plus en plus dangereux pour les fainéants, cela me rappelle un livre de Jacques Rancière intitulé Et tant pis pour les gens fatigués.

Les récents succès des expositions « Beauté Congo », à la Fondation Cartier, et « Seydou Keita », au Grand Palais, ont marqué un tournant dans la découverte de l’Afrique de l’art par le grand public français : on a quand même évolué depuis la création de Revue noire, en 1991, dont vous êtes un des cofondateurs ?

Oui. Ces succès populaires sont importants, et en effet à l’époque où Pascal Martin Saint Léon, Jean-Loup Pivin et moi nous fondons Revue noire, avec le désir de partager ce que nous connaissons du continent et qui n’était pas connu, tout ce qui venait d’Afrique appartenait aux ethnologues, il n’existait pas de discours sur la création, tout s’appuyait sur l’essentialité, et jamais un Nègre n’avait mis les pieds à Venise ou à Kassel ! Deux ans plus tôt, en 1989, ici même à La Villette, et à Beaubourg, beaucoup de ceux exposés par Jean-Hubert Martin dans « Les magiciens de la terre » n’étaient pas vraiment des artistes. Cela dit, il en faut pour tous les goûts et l’important est d’échapper à la monovalence. Pour ma part, j’essaie de ne jamais changer de lunettes quand je regarde une œuvre, d’où qu’elle vienne. Face à la tenture d’Abdoulaye Konaté, que j’expose à La Villette, voir ce que l’artiste nous raconte d’Alep avant de s’arrêter sur le fait qu’au Mali où il vit, il y a du coton, et une tradition du tissage. Parce qu’à Moscou aussi, il y a du tissage. Dès lors qu’il y a présupposition, on enferme l’autre, et on s’enferme soi.

En 2004, vous faites date à Beaubourg avec votre exposition « Africa Remix », aujourd’hui vous voici sous la bannière d’un festival 100 % Afriques à La Villette, avec une exposition sur la ville, puis à Lille sur le voyage. Comment, en 2017, travaillez-vous à montrer les artistes du continent ?

En 2004, je présentais plus de 90 artistes contemporains africains pour rappeler que nous sommes tous des remix. Du côté des colonisés, comme des colons, les échanges ont eu lieu dans les deux sens. Pourquoi voudrait-on que cette chère Afrique reste figée, qu’elle corresponde aux fantasmes d’authenticité des uns et des autres alors que cela n’est plus d’actualité ? En 2004, on m’a aussi demandé pourquoi j’exposais des Tunisiens et des Marocains, car l’Afrique n’est que l’Afrique noire dans ces mêmes fantasmes, alors qu’il y a une carte qui définit ce continent avec les pays qui le composent… Aujourd’hui, je raconte une histoire en mouvement, en exposant des Africains en relation avec un Joseph Kosuth qui vient des États-Unis et travaille sur Camus, un Jean Lamore, franco-américain, un Lavare Munroe des Bahamas et œuvre à partir Don Quichotte, afin de montrer que l’Africain est un type comme un autre, qui ne s’inspire pas que du Biafra. Alep appartient à l’Égyptien Youssef Limoud dans son installation comme au Malien Abdoulaye Konaté sur sa tenture. J’ai monté une exposition sur La Divine comédie à Francfort, un livre universel, qui appartient aussi aux Africains. Nous sommes dans un monde de créolisation, on ingurgite, on change, nous sommes tous transformés.

Je voudrais, en tant que commissaire, libérer les gens des préjugés. Je cherche un rapport apaisé à l’Afrique, sans culpabilité ni rédemption, sans bienveillance bizarre, qui est le pire des racismes. Hannah Arendt disait que dès que quelqu’un se met à nous ressembler, il ne vaut plus rien, qu’il faut être dans l’altérité pour exister. Évidemment si les grands peintres et les grands penseurs viennent d’Afrique, cela perturbe la vision de l’Occident… Or, les grands musées internationaux exposent régulièrement le Sud-Africain William Kentridge, que l’on verra à La Villette, ou le Ghanéen El Anatsui, présent à Lille.

El Anatsui © © Galleria Continua San Gimignano Beijing Les Moulins Habana

Romuald Hazoumé, qui vit dans son Bénin natal, est exposé chez le galeriste de Jeff Koons et Damien Hirst, est-ce un signe, parmi d’autres, que l’on commence à spéculer sur les artistes africains, l’Afrique, nouvel eldorado de l’art ?

La connaissance des œuvres des artistes africains est de plus en plus grande, les foires à Londres, à Paris, se succèdent. Il est normal que le marché les intègre pour vendre. Mais ce marché n’est pas encore spéculatif. Pour un Julie Mehretu ou un El Anastui qui atteignent plusieurs millions d’euros, la plupart des artistes du continent se situent plutôt entre 10 000 et 20 000 euros. Il s’agit d’acheter des œuvres avec lesquelles on peut et l’on souhaite vivre et non parce qu’elles ne coûtent pas grand-chose. Je trouve plus intéressant le geste de collectionneurs qui intègrent à leur collection, non spécialisée, des artistes africains parce qu’ils aiment leur travail. Il y a maintenant des Africains qui commencent à collectionner. Et parmi eux, ceux qui se spécialisent avec une démarche politique comme Sindika Dokolo en Angola. Qui a soutenu financièrement l’exposition de La Villette.

Ce collectionneur – gendre du président de l’Angola – s’intéresse à la fois à l’art contemporain et l’art classique africain, comme il le nomme, en s’engageant sur la question de la restitution des patrimoines africains, q u’en pensez-vous ?

Sindika Dokolo, lui, a une stratégie particulière ; il rachète des œuvres pour les ramener. Mais quand ce sont les États qui disent « rendez – nous les objets », oui, mais les rendre à qui ? Les objets ont été pris à des peuples, faut-il les rendre à des nations ? Si je prends le cas du Cameroun, à un président fatigué, grabataire ? Et comment les conservera-t-il ? Ne faudrait-il pas mieux obliger ceux qui ont ces trésors de guerre à faire des expositions itinérantes, des expositions virtuelles (comme le Quai Branly sur les web-visites de l’exposition de Côte d’Ivoire via Lionel Zinsou, NDLR) aux pays concernés, que chacun bénéficie d’une documentation, d’une connaissance de ces œuvres, sous forme a minima d’un CD-ROM ? Il faudrait que tous les musées occidentaux qui possèdent ces œuvres aient une réflexion : «Non, on ne peut pas rendre, mais voilà ce que l’on propose.» Mais Boris Vian, que j’ai beaucoup fréquenté, m’a appris à entendre les mots : Or un conservateur… conserve.

Source: Simon Njami : « Je cherche un rapport apaisé à l’Afrique »