Au Théâtre national populaire de Villeurbanne, Christian Schiaretti met en scène le collectif burkinabè Beneeré dans La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire. Tout commence en 2013 quand l’écrivain guadeloupéen Daniel Maximin lui propose de rendre hommage à Aimé Césaire pour le centenaire de sa naissance. Sans hésiter, Christian Schiaretti accepte. Intéressé par le français de l’Autre, surtout lorsqu’il est «butin de guerre» selon l’expression de Kateb Yacine, le directeur du Théâtre national populaire (TNP) monte alors Une saison au Congo (1967), la troisième pièce de l’auteur martiniquais. Une aventure qui lui vaut le prix du Syndicat professionnel de la Critique et le mène jusqu’en Martinique et à Ouagadougou, où il est programmé dans le cadre du festival Les Récréatrales. La Tragédie du roi Christophe est donc la suite d’une exploration fructueuse de la partie théâtrale de l’œuvre d’Aimé Césaire. Le prolongement d’un acte de résistance créatrice porté par une distribution d’exception, composée en grande partie de membres du collectif d’artistes burkinabè Beneeré et de citoyens de Lyon et de Villeurbanne.

Il faut peu de choses à Christian Schiaretti pour évoquer l’ambiance de tension et de fête qui règne en 1806 en Haïti, au lendemain de la chute du régime tyrannique de Dessalines: des hommes et des masques. Dès le premier tableau de sa Tragédie du roi Christophe, ses trente-sept comédiens sont presque tous là, assemblés autour de deux lutteurs à la tête couverte d’un masque de coq. Rythmé par la musique jouée en direct par des interprètes installés au fond du plateau, le combat de gallinacés oppose symboliquement Alexandre Pétion et Henri Christophe, les deux candidats à la succession du despote. La fable historique peut commencer. Du couronnement de Christophe à sa chute, elle offre le portrait nuancé d’un homme qui aspire sincèrement à servir la dignité de son peuple écrasé par la colonisation, mais qui utilise pour cela des méthodes autoritaires empruntées aux anciens oppresseurs.
Déjà familiers de la langue foisonnante de Césaire, les comédiens s’en emparent avec un bonheur évident. Sans ignorer sa dimension caribéenne, ils donnent à la pièce une couleur africaine qui évoque la tragique issue des décolonisations en cours au moment de l’écriture du texte. Superbe Christophe à la douceur cachée derrière de réguliers accès de rage, Marc Zinga porte les traces de Lumumba qu’il incarnait avec autant de force dans Une saison au Congo. Avec ses compagnons, il s’approprie pleinement le métissage césairien, qui survit largement au concept de la négritude.
Le Point Afrique: malgré son entrée au répertoire de la Comédie française obtenue en 1989 par Antoine Vitez, La Tragédie du roi Christophe (1964) d’Aimé Césaire n’a que très rarement été mise en scène. Pourquoi décider de le faire aujourd’hui?
Christian Schiaretti: Ce n’est pas seulement La Tragédie du roi Christophe qui est ignorée du milieu théâtral français, mais l’ensemble de l’œuvre dramatique d’Aimé Césaire, pourtant aussi importante que son œuvre poétique. Je ne voulais pas laisser une des plus belles propositions dramaturgiques du XXe siècle tomber dans l’oubli. Plusieurs événements ont motivé mon choix de commencer par Une saison au Congo en 2013. Parmi eux, le centenaire de la naissance de Césaire bien sûr, le discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy en 2007 et la guerre au Mali. J’ai voulu donner une leçon d’histoire aux Blancs.

Comme dans le célèbre Cahier d’un retour au pays natal, le politique est chez Aimé Césaire intimement lié au poétique. Quelle place a occupé la maîtrise de la langue complexe de Césaire dans votre travail?
Ce travail a été ma priorité. Plus foisonnante encore que celle de Une saison au Congo, la langue de La Tragédie du roi Christophe demande une grande précision. Organique et tropical, ce français à la force et au lexique étranges régénère la langue française et la pensée politique d’une manière incroyable. Toute la controverse de 1955 entre Aragon et Césaire au sujet de la poésie est présente dans cette tragédie caribéenne. Refusant les contraintes du «réalisme socialiste» qui pesait à l’époque sur les auteurs communistes, formulées entre autres par Aragon qui avait enjoint les poètes communistes d’adopter des formes classiques de la poésie française, Aimé Césaire déploie sa poésie personnelle, inspirée comme il le dit dans un poème adressé à l’auteur haïtien René Depestre par le rythme du «bon tam-tam». Cette langue est un manifeste politique.
La majorité de vos comédiens étant africains, ce travail a sans doute été plus difficile que pour Une saison au Congo…
En effet, et cela d’autant plus qu’ils sont tous d’origines différentes, et cela même au sein du collectif Beneeré. Burkinabè, Congolais et Belges et Français d’origine congolaise ont chacun leur rapport avec la langue de Césaire, beaucoup plus complexe dans La Tragédie du roi Christophe que celle de Une saison au Congo, dont les seuls moments vraiment lyriques et poétiques sont portés par le personnage central. J’adore cette langue, et je voulais la rendre parfaitement audible sans que les comédiens aient à forcer.

Le personnage de Christophe est-il lui aussi plus complexe que le Lumumba de Césaire?
Beaucoup plus. Alors que Lumumba avance sans détour de sa prise de fonctions jusqu’à sa mort, Christophe, lui, ne cesse d’emprunter des voies contradictoires, dont il ne sait pas toujours où elles vont le mener. Césaire précise au début de sa pièce qu’avant d’entrer au pouvoir, l’homme était cuisinier. Christophe est un parvenu analphabète. Un homme qui oscille entre le cru et le cuit – deux pôles qu’incarnent ses deux compagnons, le secrétaire Vastey (Marcel Mankita) et son bouffon Hugonin (Emmanuel Rotoundam Mbaide) – alors que Lumumba a d’emblée une conscience politique plus aiguë. Comme Césaire le lui fait dire dans sa pièce, Christophe incarne le point de vue du bas. Il parle au fond d’une fosse, et y puise par moments une lecture du monde d’une grande justesse. Lorsqu’il parle d’«inégalité de sommations» entre Blancs et Noirs, par exemple…

Dans un entretien réalisé par Khalid Chraibi en 1965, à l’occasion de la mise en scène de Jean-Marie Serreau de La Tragédie du roi Christophe au théâtre de l’Odéon, Aimé Césaire affirmait que, par-delà Haïti, sa pièce s’adressait à l’Afrique. Comment y est-elle reçue aujourd’hui?
La parole de Césaire est encore très vive en Afrique. Au Burkina Faso par exemple, les références explicites à Thomas Sankara – la phrase «Paresse à bas» prononcée par Christophe vient de lui – créent d’emblée une familiarité avec l’univers de Césaire. Lorsqu’il fait construire une citadelle par son peuple, on pense aussi au tronçon de chemin de fer posé à partir de 1985 au Burkina Faso sous les ordres de Sankara. Comme le dit Daniel Maximin dans un texte qu’il a écrit pour le TNP: «La Tragédie du roi Christophe n’est pas seulement une plongée dans le passé grandiose de Haïti, où la négritude se mit debout pour la première fois, première nation esclave libérée par la Révolution en 1804. Elle est surtout le miroir prophétique de l’âge des tragédies à venir après l’épopée de la décolonisation du Tiers monde, d’Afrique en Amérique et en Asie.»
Est-ce pour cela que vous avez choisi de travailler avec le collectif burkinabè Beneeré, et non pas seulement avec des comédiens de votre troupe permanente?
C’est d’abord parce que dans notre pratique du théâtre et notre rapport au politique, les artistes du collectif et moi nous sommes découverts frères. Notre habitude du collectif, qui me permet au TNP de maintenir une permanence artistique depuis dix ans, nous a tout de suite rapprochés. Ce sont en plus des comédiens formidables, qui travaillent comme peu d’artistes français. Avec un engagement total que je désespère parfois de ne pas trouver ici, même au sein d’un lieu né au moment de la décentralisation théâtrale. La vraie décentralisation, c’est en fait en Afrique que je l’ai trouvée!

Comptez-vous poursuivre votre cycle Césaire?
Je l’espère. Dans un premier temps, je vais créer avec les artistes du collectif Beneeré la version africaine de Une saison au Congo et de La Tragédie du roi Christophe. Je vais les aider à monter et à financer la production, et leur laisser la mise en scène. Ces deux pièces constitueront le manifeste artistique du collectif, qui travaillait jusque-là sur des projets plus ponctuels et modestes. Nous avons déjà fait construire le décor quand nous avons joué à Ouagadougou, pendant les Récréatrales. J’espère aussi pouvoir monter la dernière pièce de Césaire, Une tempête. La traversée de la négritude serait ainsi achevée…
La Tragédie du roi Christophe, de Aimé Césaire, du 22 février au 12 mars aux Gémeaux à Sceaux (92).
Source: Christian Schiaretti : « La vraie décentralisation, je l’ai trouvée en Afrique »