Mahmoud Turki

«Il faut faire la distinction entre la musique tunisienne et la musique en Tunisie.» Au lendemain de l’inauguration des Journées musicales de Carthage (JMC), Hamdi Makhlouf nous accueille avec ces mots.

La nuance mérite explication. Malgré la formation « One & one meeting » qui vient de s’ouvrir à l’Institut français et la préparation des deux premiers concerts de la sélection officielle prévus le soir même au Palais des congrès – le Théâtre municipal étant en rénovation –, le président du comité d’organisation du festival prend le temps de développer. Le sujet lui tient à cœur.

«Lorsque l’ancien ministre de la Culture m’a proposé de reprendre le festival après son interruption en 2010, nous avons beaucoup réfléchi au sein du comité. Un constat s’imposait à nous : à l’image de la Tunisie post-révolutionnaire, la scène musicale s’est libérée. Les JMC devaient refléter sa vitalité et son hétéroclisme, et non plus rester accrochées au paysage assez figé présenté jusque-là dans les grands festivals», explique-t-il. D’où le slogan «branchi_elmouzika» –«branchez la musique»– qui s’affiche en grandes lettres lumineuses sur la façade du Palais des congrès.

Un festival en développement

Pendant le concert de N3rdistan sur l’avenue Bourguiba. © DR

Contrairement aux Journées cinématographiques de Carthage et aux Journées théâtrales de Carthage – 27e et 18e édition cette année – qui accueillent de nombreux artistes et créations issus des quatre coins du sud de la Méditerranée, les JMC sont donc essentiellement tournées vers la scène tunisienne. Sur les 14 artistes lauréats du concours arabo-africain qui constitue le cœur du festival, 8 en effet sont Tunisiens. Deux Marocains, un Égyptien et un Centrafricain venant compléter la sélection. Avec les Marocains de N3rdistan, l’Égyptienne Fayzouz Karawya ou encore le groupe maroco-sénégalo-ivoiro-mozambicain Jokko, la programmation off concentre la plupart des propositions venues d’ailleurs. « Organisé par le ministère des Affaires culturelles, et donc financé par les deniers publics, tous les Tunisiens doivent pouvoir être présents dans la programmation », commente Hamdi Makhlouf.

Widad Broco de N3rdistan. © DR

La jeunesse du festival est sans doute aussi pour beaucoup dans la faible présence d’artistes étrangers. Moins connues que ses aînés consacrés au septième art et à la scène, et encore fragile par rapport à de grands événements pluridisciplinaires comme le Festival de Carthage ou celui de Hammamet, les JMC n’ont reçu que 50 dossiers d’artistes pour leur sélection officielle et une trentaine pour leur programmation off. Une timidité que l’on retrouve au niveau du public. Lors de l’inauguration du festival, ces derniers n’étaient guère très nombreux sur le tapis rouge déployé pour l’occasion. Rien à voir avec les « milliers de jeunes sortis de nulle part » qui, selon les termes de Hakim Ben Hammouda dans Nous nous sommes tant aimés. Un film, des films, mes films (Arabesques, 2017), prennent chaque année d’assaut les salles de cinéma lors des Journées cinématographiques de Carthage. Présentée par le duo Wael Toukabri et Emna Ben Rejab, la cérémonie d’ouverture n’a pas présenté de surprises particulières. Heureusement, le nouveau spectacle de la musicienne et chanteuse Raoudha Abdallah est venu clore la soirée et, par la même occasion, ouvrir vraiment les festivités.

Des traditions revisitées

Avec Gottayti – « la tresse » –, cette jeune artiste primée lors des dernières JMC a donné le « la » d’une programmation éclectique et faite de spectacles hybrides. De sonorités nées du frottement entre l’ici et l’ailleurs. Bien qu’inspirées du patrimoine musical tunisien, ses huit chansons évoquent l’enfance et l’adolescence sur un mode très personnel. « L’arrangement, l’instrumentarium, la présence sur scène, l’utilisation de la vidéo et de la danse : tout cela témoigne d’une vraie modernité chez Raoudha Abdallah. Ce type de showcase est d’ailleurs en plein développement en Tunisie », observe le directeur du festival. Si les différents éléments du spectacle ne s’agencent pas toujours de manière très harmonieuse, nous sommes là très loin du style quasi immuable longtemps porté par les grands ensembles tunisiens.

© DR

Le lendemain, le début de la compétition officielle a offert au public – hélas moins nombreux encore que la veille – un autre exemple de rapport créatif aux traditions : « Dyslexie » de Mahmoud Turki. Comme le suggère son titre, cet artiste né en 1988 n’a ni son oud ni sa langue dans sa poche. « Dans cette maladie caractérisée par un problème de transmission entre le cerveau et les organes, je vois une image parfaite de la Tunisie en général. De la situation de l’artiste en particulier, qui faute de soutiens suffisants de la part de l’État peine à entrer en connexion avec son public potentiel », nous dit-il à la fin de son concert. Un problème qui touche particulièrement les artistes qui, comme lui, s’épanouissent hors des sentiers balisés. « Je ne suis ni moderne, ni traditionnel, ni occidental, ni tunisien. Au début, j’en concevais une gêne, mais j’ai fini par l’assumer et en faire le sujet de mon travail », affirme celui qui chante sa critique sur des mélodies inspirées du répertoire traditionnel.

La contestation sous toutes ses formes

Nour Harkati au Palais des Congrès. © DR

Le second concert de la soirée du 9 avril, Helwess de Nour Harkati et du collectif Aytma, a confirmé l’ouverture des JMC à la scène contestataire née au lendemain du 14 janvier 2011. Après deux albums à la couleur folk rock très affirmée, influencée par son séjour de cinq ans à Paris et de plusieurs mois à Berlin, le jeune compositeur et chanteur y renoue avec la culture tunisienne en s’associant avec un collectif du cru et en composant ses chansons en dialecte tunisien. « Pas celui d’aujourd’hui mais celui que l’on parlait il y a trente ou quarante ans, que je trouve beaucoup plus riche », précise-t-il.

Le collectif Aytma, avec Nour Harkati dans le projet « Helwess ». © DR

Entre jazz et pop, les compositions qu’il cosigne avec les excellents membres du collectif Aytma portent ainsi des textes empreints d’une évidente nostalgie. « Notre époque me déçoit beaucoup. En Tunisie comme ailleurs, nous sommes en train de perdre les valeurs les plus importantes. Je chante pour rappeler la nécessité de la confiance, de l’amitié et de la parole », dit Nour Harkati. Pas question toutefois pour lui ni pour ses musiciens de sombrer dans l’abattement : généreux et entraînants, leurs morceaux ont suscité l’enthousiasme du public. De même que, plus tôt sur l’avenue Bourguiba, le groupe marocain N3rdistan dont le subtil mélange de rap, de métal, d’électro et de poésie arabe sert une quête de liberté sans concessions.

L’institution en question

Davantage que le public, la qualité était donc au rendez-vous des deux premiers jours des JMC. Ce qui n’empêche pas Hamdi Makhlouf d’exprimer des réserves quant au fonctionnement de l’institution. Avant de quitter la direction du festival pour reprendre son travail de musicien et de musicologue, ce dernier entend en effet exprimer au gouvernement sa vision de la politique culturelle actuelle. « Six ans après la révolution, il n’est pas normal que tous les grands festivals soient encore aux mains de l’État. Il faut aller vers l’indépendance de ces événements, qui permettra à l’émergence de s’exprimer davantage. » Un regard critique qui contribue largement à l’intérêt des JMC.

Walid Benselim du groupe N3rdistan. © DR

En attendant, le festival se poursuit au rythme de ses deux concerts par soir, de ses rendez-vous sur l’avenue Bourguiba et dans d’autres lieux de la capitale, ainsi que dans plusieurs autres villes. De son Salon des industries de la musique, du concours « L’Enfant créateur » et de nombreux autres événements. Parmi lesquels le concert du groupe de métal franco-tunisien Myrath, dont la réussite témoigne du potentiel de la scène tunisienne à l’étranger. « Si l’industrie musicale tunisienne peine à se développer, nous avons des artistes d’une grande culture musicale, et ce dans tous les styles. Ils méritent d’être reconnus à leur juste valeur. » Qu’il soit entendu.

* Journées Musicales de Carthage, jusqu’au 15 avril 2017. www.jmc.tn.

Source: Journées musicales de Carthage : pleins feux sur l’émergence tunisienne