
Avant de fouiller votre sac, ce policier malien vous demande : «Madame, ça va? Et la famille?» L’aéroport de Bamako est tout nouveau et la ville, redorée après la tenue du sommet Afrique-France. Les chefs d’État y ont entendu les grandes voix du pays réunies dans le spectacle musical Le Mali des merveilles… Quatre jours plus tard, le 18 janvier, l’attentat-suicide dans une caserne de Gao faisait plus de 70 victimes. L’horreur, une fois encore, dans ce nord qui souffre et fait souffrir tout le reste du Mali. Ainsi va, depuis le coup d’État de 2012, la vie malienne, deux pas en avant vers la paix, un pas en arrière.
Après trois jours de deuil national, Bamako ne se laissait pas abattre. Pas ses musiciens, en tout cas : au-delà de toutes les peurs, de l’insécurité, d’une vie économique au ralenti, de la montée des extrémismes, de l’isolement du pays, ces chantres de la paix prouvent que la musique crée du lien, délivre et libère. Festivals, nouveaux lieux en vue – dont l’hôtel Maya du chanteur Habib Koité –, nuits folles du Byblos ou du Coffre-fort, sans oublier les maquis, ces restaurants-discothèques à ciel ouvert: en cette fin janvier, l’offre, aux quatre coins de la capitale, aurait transporté le touriste… s’il y en avait eu.

«Salif [Keïta] m’a demandé de passer chez lui écouter quelques morceaux de son nouvel album», confie Cheick Tidiane Seck, l’homme-orchestre au large sourire, qui revient ravi de cette séance, à laquelle assistait aussi l’ancien batteur de Fela Kuti Tony Allen! Dans cette ville, carrefour de la musique, les studios tournent au ralenti, mais Kidal (sortie le 17 mars) des Touareg Tamikrest, hommage à leur ville et appel à sa liberté, a été enregistré ici, au légendaire studio Bogolan. C’est bien pour faire revenir les musiciens du monde entier avec lesquels il joue depuis trente ans sur les scènes internationales que le maître de la kora Toumani Diabaté a créé le Festival Acoustik Bamako (FAB), avec le soutien de l’Institut français. Après Damon Albarn en 2016, Matthieu Chedid est venu y lancer son nouveau disque franco-malien avec Toumani et son jeune fils, Sidiki Diabaté, la coqueluche malienne qui remplit les stades et fait danser la discothèque L’Ibiza, le soir de la Saint-Valentin, sur ses chansons d’amour. Toumani Diabaté a dû, comme tant d’autres, fermer son célèbre maquis, Le Diplomate, faute de ressources et de public. À travers le FAB, il s’adresse à l’Occident en «griot, messager de la paix, pour chanter un Mali différent de ce pays que l’on juge aujourd’hui infréquentable».

«On n’a pas grand-chose au Mali, mais ce qui est à nous, c’est vraiment la musique, la voix de Dieu auprès des Maliens. Même les chefs religieux l’écoutent sans le dire, car ici tout est fondé sur la culture», renchérit Fatoumata Diawara, qui incarnait la chanteuse rebelle du film Timbuktu. Elle revient au pays natal en duo avec la Marocaine Hindi Zahra et enflamme le Blonba, un espace ressuscité pour ouvrir coûte que coûte en 2017, en dépit d’une cabale montée par les religieux contre son directeur, accusé d’être financé par les milieux homosexuels… Et le lendemain, Fatoumata rejoint -M- à l’Institut français pour entonner «Bal de Bamako » devant une salle majoritairement toubab et enthousiaste (voir Le Point Afrique.fr). Le grand public malien, lui, se retrouve quelques rues plus loin, au bord du fleuve Niger, où se déroule le festival dogon Ogobagna, dont la scène en plein air accueille sept groupes par soir, tous styles confondus, pour cinq fois moins cher. Chacun à sa façon joue son rôle dans cette partition de la résistance.

Dogons
«Comme plus personne ne se rend au pays dogon, où des journées culturelles ont lieu tous les trois ans, mais privées du public étranger, un festival annuel dans la capitale malienne a été créé en 2016, explique Amassagou Dougnon, l’ophtalmo dogon de bonne volonté à qui a été confié l’événement. J’ai invité des groupes de plusieurs ethnies du pays avec lesquels les Dogons, peuple rassembleur, ont traditionnellement un pacte de non-agression.» Et cela, pour faire face à la montée de toute forme d’intégrisme, y compris dans la capitale: «On vit tous les jours avec la menace de l’intolérance, l’interdiction de fêter Noël ou le 31 décembre par des prêcheurs extrémistes dont le discours est désormais diffusé publiquement. Et que l’on retrouve ensuite en train de boire et de danser… Ici, l’alcool est autorisé. On est dans le respect de l’autre.» Backstage, le célèbre rappeur Master Soumy, habillé en tenue dogon, s’explique: «Je suis dogon, sarakolé, malinké, peul, touareg et bozo, je suis artiste malien, rappeur activiste, et je suis là pour la cohésion culturelle de mon pays, le Mali. Le Mali est debout, nous devons terroriser le terrorisme et la culture est un moyen idéal. Les Maliens ne se laissent pas intimider. J’invite dans mes concerts la population à collaborer avec les policiers et les militaires pour la sécurité.»

La programmation compte aussi ces artistes du nord interdits de jouer à Kidal, à peine visibles à Gao et à Tombouctou, où chacun évite le risque du rassemblement en dehors des mariages et des baptêmes. Mais ce soir, au son mélodieux du groupe Etrane de Tombouctou, toute une population vient danser en donnant une leçon d’humanité, tandis que les accords de paix ne sont toujours pas appliqués dans le nord. Le Festival au désert, une fois encore, a dû être annulé le 28 janvier à Tombouctou, après l’attentat de Gao, raconte son directeur éprouvé, Manny Ansar, qui convoie néanmoins les artistes maliens dans tout le pays et jusqu’au Maroc dans une caravane de la paix itinérante.
«Nous avons dû renoncer à nos concerts de janvier, après tous ces morts», confie le directeur du centre culturel touareg Tumast, Mohamed Ag Ossade, un «combattant de la liberté», qui y programme des groupes d’ethnies variées et a recueilli tous les réfugiés venant du nord. Chez lui, les jeunes d’Aratane N’Akale de Tombouctou racontent la naissance de leur groupe à leur arrivée à Bamako, en 2013, pour chanter la paix et rester «le plus positif possible». Quatre ans plus tard, à partir de cette plateforme de talents du nord, ils sont accueillis au Songhoi, au Club Africa et au Fali Fatô, où la chorégraphe Kettly Noël ouvre solidairement son bar. Quant au retour sur la scène malienne de Tinariwen, dont l’album Elwan (Les Éléphants) vient de sortir en France, Toumani Diabaté compte bien l’organiser dans l’année sous la bannière du FAB.
Mariam Koné a rejoint la caravane de la paix. La finaliste du prix RFI 2013 enseigne le chant au conservatoire, où les vocations ne sont pas démobilisées. Et se demande pourquoi Bamako, où l’on vit tous les jours comme à Paris ou à Berlin, reste en zone orange… Ce soir, elle va au club de Tiken Jah Fakoly, Radio libre, qui ne désemplit pas. Après les concerts ici et là, on s’enfonce dans la nuit, qui bat son plein, les week-ends, entre 1 heure et 6 heures du matin. Ces ravissantes jeunes filles venues de Gao, étudiantes et lycéennes à Bamako, que l’on croise devant L’Ibiza, ne cachent pas leur envie de faire la fête envers et contre tout. Dans le quartier de l’Hippodrome, le nouveau patron ivoirien de L’Exodus, un maquis autrefois très fréquenté par les expatriés, ne redoute pas la piste vide de ce vendredi soir: «Dans deux mois, revenez, ce sera plein», assure Kohi, qui refuse la peur et veut faire en sorte que les gens puissent «se libérer» chez lui. Aux halles de Bamako, le village Zouglou fait danser jeunes et moins jeunes, qui finiront la nuit bamakoise au groove ivoirien du Google.

Tenir bon
Et le dimanche, bien sûr, «c’est le jour de mariage» sous les tentes dressées dans les rues de Bamako. À Magnambougou, la griotte Babani Koné est reine d’une assemblée lumineuse de couleurs. La star, une des Amazones d’Afrique (en concert à la Philharmonie, à Paris, en mars), n’a pas changé son mode de vie, «sauf les premiers mois de couvre-feu après le coup d’Etat», confie-t-elle. Parmi d’autres, elle a chanté lors du sommet Afrique-France. De cet événement Rokia Traoré a été écartée au dernier moment. Sans explication. Trop internationale? Et pourtant complètement impliquée dans l’avenir musical de son pays, où elle est revenue vivre, en faisant de sa Fondation Passerelle un futur lieu de spectacles et de résidences à l’année: «Le monde entier a changé, pas seulement le Mali. Et je ne sais pas où va ce monde: plus tolérant? Plus radical?»
Quand on quitte Bamako, la plupart des artistes ont déjà filé vers Ségou, où s’ouvre le Festival sur le Niger, qui, pour des raisons de sécurité, n’a pas eu lieu au bord du fleuve. Mais tient bon. «De Bamako à Ségou, le Mali est debout», chantent -M- et Toumani.
Source: Bamako, le chant des résistants