
Danser, pour Amala Dianor, c’est avant tout se jouer des frontières. Né au Sénégal, issu de la culture hip-hop et premier street danseur à avoir intégrer le Centre national de danse contemporaine (CNDC) d’Angers en 2004, il mêle les styles avec une élégance qui lui est propre. Aérienne et volontiers partageuse.
Créé en mars dernier lors du festival Séquence Danse au 104 dont il est artiste associé, Quelque part au milieu de l’infini est une nouvelle preuve de ce talent pour l’hybride. Chorégraphe du projet, Amala Dianor y partage le plateau avec deux autres interprètes : le Sénégalais Souleyman Ladji Koné et le Coréen Pansun Kim. De cultures et de pratiques différentes, les trois artistes s’accordent autour du langage complexe élaboré de spectacle en spectacle par Amala Dianor. Sur un plateau nu, habillé du délicat univers vidéo d’Olivier Gilquin et Constance Joliff, ils nourrissent l’interrogation du chorégraphe sur sa propre pratique. Sur la possibilité de faire cohabiter dans un même espace des gestes qui, en temps normal, se déploient chacun de leur côté.
Si la question du vivre-ensemble traverse la pièce, Amala Dianor se garde pourtant de toute tentation illustrative. Dans Quelque part au milieu de l’infini comme dans ses créations précédentes, la fluidité du mouvement porte seule la pensée de l’artiste et des danseurs avec qui il s’associe. Bien qu’acteur du mouvement de démocratisation et de décloisonnement du hip-hop débuté en France il y a une vingtaine d’années, le chorégraphe refuse en effet de faire passer le discours rassembleur apprécié des institutions avant son travail sur le corps. C’est là une de ses particularités sur la scène contemporaine actuelle, avec un goût prononcé pour l’autocritique qui donne à son vocabulaire une force rare. Nous l’avons rencontré au 104, le lendemain de la dernière représentation de Quelque part au milieu de l’infini, avant une belle tournée sur l’ensemble du territoire.
Le Point Afrique : Né à Dakar, vous découvrez le hip-hop en France, où vous arrivez à l’âge de sept ans. Diriez-vous que votre désir de métissage dans la danse remonte à ces débuts ?
Amala Dianor : Mon arrivée en France a été pour moi une vraie rupture. Je ne pouvais plus sortir quand je voulais, comme j’en avais l’habitude au Sénégal, et je passais d’un pays où la danse est partout à un autre où elle est circonscrite dans des lieux et des moments précis. Dans la mesure où le hip-hop a été pour moi une manière de retrouver une forme de liberté et de rapport quotidien à la danse, sans doute ma pratique était-elle inconsciemment nourrie de sensations d’enfance. J’ai toujours aimé l’énergie du sabar, une des danses traditionnelles sénégalaises les plus populaires, et je pense qu’elle n’a jamais cessé d’influencer mon travail. À cette époque, j’étais aussi passionné d’arts martiaux et fan de Michael Jackson, dont je reproduisais les chorégraphies dans la cour de récré !
Pourquoi vous être tourné ensuite vers la danse contemporaine ?
À force d’entraînements et de battles, j’ai fini par ressentir les limites du hip-hop, qui était alors encore très replié sur ses propres codes. Je n’avais pas l’âme d’un puriste. Lorsque à Angers, où je faisais alors mes études et où j’accompagnais des groupes de rap, j’ai assisté à des répétitions ouvertes au CDNC d’Angers, j’ai été saisi par la liberté qu’offrait cette discipline. Aller vers la danse contemporaine a été pour moi une manière d’exprimer ma tendance naturelle au mélange des genres et de continuer à enrichir ma danse d’éléments nouveaux.

Comment avez-vous préservé vos bases hip-hop lors de cette formation et après, dans votre collaboration avec de nombreux chorégraphes aux pratiques variées, du contemporain à l’afro ?
À chaque fois que j’apprenais une nouvelle technique ou que j’abordais un nouveau travail, j’essayais de le faire à partir de ma danse originelle. De voir comment je pouvais rendre plus hip-hop ce qu’on me proposait. À la sortie de l’école, j’ai eu la chance de travailler très vite avec de grands chorégraphes comme Emanuel Gat, Georges Momboye ou encore Abou Lagraa. Auprès d’eux, j’ai non seulement appris de nombreuses techniques, mais aussi à faire du mélange de mes différentes cultures chorégraphiques une force. Grâce au collectif C dans C que j’ai créé 2004 avec Orin Camus et Chloé Hernandez, j’ai pu commencer à développer une synthèse personnelle de tous les styles rencontrés dans mon parcours d’interprète. Ce que j’ai continué de faire au sein de ma compagnie fondée en 2012.
Dans Quelque part au milieu de l’infini, vous partagez avec deux interprètes le résultat de cette synthèse originale, alors que vos créations précédentes étaient davantage basées sur l’apport de chacun. Considérez-vous ce spectacle comme l’aboutissement de votre démarche ?

Plutôt comme une mise au point. Après De(s)génération (2015) où j’ai voulu questionner l’état actuel de la culture hip-hop en mettant en scène des danseurs de générations différentes, j’ai ressenti le besoin de me positionner en tant que chorégraphe. De voir précisément où j’en suis depuis Crossroads (2012), ma première création personnelle. C’est pour cela que j’ai invité à mes côtés deux danseurs qui sont aussi chorégraphes, et que j’ai intégré dans ma scénographie des éléments que j’avais approchés au sein du collectif C dans C, mais que j’avais ensuite mis de côté pour me concentrer sur le travail du geste. La vidéo notamment, que je réintroduis ici de manière discrète. Pour créer Quelque part au milieu de l’infini, je me suis demandé ce qui, à mes yeux, constitue un grand spectacle, et j’ai réfléchi à la meilleure manière de m’en saisir pour alimenter mon univers.
Ce développement de la scénographie est-il pour vous une manière d’aller vers des formes plus hybrides encore ?
Cette idée de langage hybride n’a pas beaucoup de sens pour moi. Le mouvement hip-hop en France a maintenant 30 ans, et il ne reste pas grand-chose aujourd’hui de ce qu’il était à ses débuts. Je fais moi même partie de la seconde génération de danseurs hip-hop, et ma danse est aussi différente de celle des pionniers que de celle de la nouvelle génération. Laquelle, tout en ayant parfaitement intégré les codes fondateurs de la culture hip hop – entre autres le fameux « Peace, Love, Unity and Having fun » –, est naturellement très ouverte à tous types d’autres disciplines. Plutôt qu’une quête d’hybride, je revendique donc une quête de liberté. Comme il l’a été à mes débuts, le hip-hop doit rester pour moi synonyme de liberté.

Est-ce aussi ce critère qui définit vos choix en termes d’interprètes ?
Je travaille avec des artistes dont les personnalités m’interpellent. Peu importe qu’ils soient ou non proches de mon esthétique : l’important est qu’ils soient ouverts au dialogue et au détournement de leurs pratiques de base. C’est ce que j’ai fait par exemple avec Souleyman Ladji Koné dans Quelque part au milieu de l’infini. Lorsque je l’ai rencontré au Burkina Faso sur un projet de danse traditionnelle, j’ai tout de suite eu envie de travailler avec lui : son approche du mouvement m’a plu, et je savais qu’il suivait une formation de danse contemporaine. Mon envie de transmission auprès d’artistes d’Afrique de l’Ouest n’est pas non plus indifférente à ce choix. J’ai eu la chance de bénéficier en France d’une formation de qualité ainsi que d’un soutien institutionnel important qui fait défaut aux artistes de là-bas –j’en profite pour saluer le travail merveilleux de l’équipe du théâtre Louis-Aragon à Tremblay-en-France (93), qui m’a soutenu dès mes débuts– et j’aimerais partager avec eux mes connaissances.
Quel regard portez-vous sur la scène chorégraphique ouest-africaine actuelle ?
J’apprends à la connaître. Cette année, je me suis par exemple rendu deux fois au Burkina Faso, où j’étais programmé dans le cadre de la biennale Danse l’Afrique Danse et du Festival international de danse de Ouagadougou (FIDO). Et en février dernier, je suis allé travailler pour la première fois au Sénégal. J’ai profité de ce séjour pour accompagner le jeune et prometteur groupe de hip-hop La Mer Noire en leur servant de regard extérieur. Toutes ces expériences m’ont donné le sentiment d’un changement profond dans le paysage chorégraphique africain. Lors des précédentes biennales que j’ai pu suivre, j’avais en effet eu la sensation d’une danse peu authentique, conçue avant tout pour plaire aux professionnels occidentaux. Je crois que cette tendance laisse place à des recherches beaucoup plus intéressantes, et je m’en réjouis.
Source: Amala Dianor : « Le paysage chorégraphique africain est en train de changer »